C’était les vacances, c’était bientôt Noël. Des projets de repas en famille, l’émerveillement des enfants, la promesse d’un repos bien mérité. Un après-midi lors du dernier petit café après le repas, je note une perte de goût. Petite saveur amère au fond de la bouche, mais ce n’est pas mon expresso. Plutôt la drôle d’intuition d’héberger un tout petit enquiquineur au milieu de mes cellules… le coronavirus. Petit oui, mais… costaud! Je ne le sais pas encore mais je suis à la veille d’une retraite inopinée.
Veille de Noël, le test Covid est positif à en faire exploser la barrette. Maintenant, c’est clair, c’est posé. Nous allons, les filles et moi, passer dix jours enfermées à la maison. Petit bonheur furtif, la neige se met à tomber pour nous offrir un Noël blanc. Nous nous préparons pour ces dix jours coupées du monde. Nous nous organisons. Le chien quitte la maison car nous ne pouvons plus le sortir. Un vide se fait. La fatigue est intense, je me sens d’abord déconnectée de la réalité. Mais celle-ci me rattrape vite au moment de faire quelque chose de mangeable pour les enfants.
Durant les journées qui suivent, nous essuyons des tempêtes de neige. Je dors, je rassure les enfants et… je cogite. Au fil des jours, mes siestes s’espacent et mon esprit erre. Les émotions se bousculent.
L’incrédulité: je n’ai pas pu attraper ce virus. Pas moi. Et d’abord, où, quand et comment aurais-je été contaminée? J’ai une vague idée de la réponse mais rien de certain. Et après tout, qu’est-ce que ça change? Ça ne me rendra pas moins malade.
L’appréhension: Je suis seule à la maison avec deux jeunes enfants. Je fais des chutes de tension. Et si je tombais et que je me blessais? Et si les symptômes s’aggravaient? Qu’adviendrait-il alors des filles?
La responsabilité, la culpabilité: Je vois la frustration de mes enfants augmenter au fur et à mesure que les centimètres de neige s’amoncellent sur les balançoires dehors.
L’envie de pleurer s’invite régulièrement, mais je ravale mes larmes. Une tristesse indicible m’envahit parfois, mais sans que je comprenne vraiment d’où elle vient.
Restent malgré tout l’amour et la reconnaissance: je reçois tous les jours des messages de mes amis, de ma famille, des petits cadeaux déposés devant ma porte. Cela me touche infiniment.
Puis, las de rester en veilleuse, mon esprit se met à s’agiter. D’abord timidement. Puis il s’enhardit, se tourne et se retourne, comme un lion en cage. Je suis trop faible pour m’occuper, trop fatiguée pour me concentrer, mais plus assez pour dormir. Je passe alors en revue tous les aspects de ma vie. Je me focalise sur un petit détail de rien du tout, qui se nourrit de mon ennui, gonfle, enfle, se boursouffle jusqu’à la torture… puis se désagrège. Et le scénario se répète à n’en plus finir. Les intempéries du dehors n’ont d’égal que celles qui se succèdent dans mon esprit.
La colère s’invite. Comment est-il possible de me laisser submerger par tout cela, moi qui ai pourtant appris à calmer mon esprit? Est-il possible d’être fatiguée au point de ne plus pouvoir prendre soin de soi? Est-il possible enfin de penser à autant de conneries en si peu de temps?
« Ecoute de la musique » me dis-je. « Respire… Allez, inspire sur quatre temps et expire sur six… Ça tu sais bien faire» ou encore « C’est l’occasion de méditer ». Mais ma pauvre! Encore faut-il pouvoir se concentrer!
Que faire? Pas grand-chose… Rester bienveillante envers moi-même. Je n’ai plus de ressources et je fais tout simplement de mon mieux.
Lâcher prise: je n’ai pas le choix. Je prends les choses comme elles viennent, non pas un jour après l’autre, mais une heure après l’autre.
Et le temps se fait élastique. Le moment de cuisiner vient toujours trop tôt, les moments d’oisiveté sont toujours trop longs.
A naviguer entre les icebergs dans les eaux glacées de mes angoisses, je n’arrive pas à me réjouir de la fin de la quarantaine.
Pourtant il y aurait de quoi: soixante centimètres de neige fraiche nous attendent dans le jardin. Les enfants trépignent et comptes les heures puis les minutes qui les séparent de leur premier bonhomme de neige de l’année. Finalement les tempêtes ont cessé, le huis clos se termine. Comme lorsque l’on ouvre les fenêtres en grand dans une pièce embrumée, mon esprit s’éclaircit au fil des journées qui suivent. Le jardin est tout blanc, et j’ai vécu des jours teintés de couleurs si vives qu’elles resteront imprimées en moi pendant encore longtemps.
Et malgré tout ça, je peux dire que j’ai eu la chance inouïe de faire ami-ami avec des inconnus que je regardais de loin, toujours d’un oeil un peu suspicieux. La colère, la joie, la tristesse, la culpabilité et les autres… autant d’émotions auxquelles nous nous frottons furtivement au quotidien… J’ai pu les explorer, les apprivoiser, en goûter la saveur. Tant et si bien qu’elles ne me font plus peur.
Désormais je me sens plus centrée et plus sereine que jamais. Je me suis retrouvée, pardonnée, comprise et finalement je crois que je ne me suis jamais autant aimée qu’aujourd’hui.
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